Vayssière (Pierre), Simon Bolivar, le rêve américain, Paris, Payot, 2008 (494 p.)



Compte rendu par Bernard Lavallé


La biographie est un genre difficile. Malgré la vogue éditoriale qu’il connaît depuis quelques années en France notamment, il reste souvent encore imprégné de suspicions bien connues. Si l’on ajoute que, dans le cas présent, le personnage est un des plus célèbres du Nouveau Monde hispano-américain, on comprend la question que pose Pierre Vayssière en introduction de son avant-propos : Une biographie de trop ?...

La suite démontre qu’il n’en est rien. Ce livre offre une image du parcours du Libertador tout à fait conforme aux exigences de l’Histoire moderne, en établissant un va et vient constant, et un éclairage mutuel entre un homme, son action et son milieu, le tout dégagé des tentations politiques et/ou patriotiques qui, malheureusement, ont souvent fait place à ce que Germán Carrera Damas dans un ouvrage célèbre appelait, pour le dénoncer, el culto a Bolívar.

Le livre de Pierre Vayssière est organisé en cinq parties logiquement organisées. La première Les années de formation (1783-1808), rappelle à grands traits les vingt-cinq premières années de la vie de Bolivar, en insistant sur son milieu d’origine, l’encadrement de son éducation par des maîtres pour certains aussi prestigieux qu’originaux, les grands problèmes du temps (crise du monde espagnol, guerres de la Révolution et de l’Empire) et enfin, le contact direct avec l’Histoire en train de se faire, lors d’un séjour en Europe qui lui aurait donné le goût de la politique.

La deuxième partie, forcément plus longue est celle du chef de guerre, qui de 1810 à 1824, du Venezuela au Pérou, va libérer une grande partie du continent de la présence espagnole. Le risque était la complexité même de cette période, son caractère itératif parfois. L’auteur a su parfaitement éviter cet obstacle en réduisant les détails au minimum tout en conservant, et en rendant intelligible, l’ossature des faits, mais surtout en consacrant deux chapitres de cette partie aux conditions de ces guerres que le lecteur (notamment européen) d’aujourd’hui n’imagine guère et dont il ne pense pas à l’importance décisive : l’hostilité du milieu tropical, la modestie et la diversité des effectifs en présence, les continuels problèmes d’argent pour financer les campagnes d’une part, de l’autre, les qualités de stratège (plus que de tacticien) de Bolivar.

Avec la troisième partie, on entre dans les voies plus difficiles de l’analyse de la personnalité, voies si souvent empruntées par les prédécesseurs de Vayssière, les uns pour exalter le Libertador, les autres pour le dénigrer et expliquer ses échecs. Le présent livre, remarquablement informé en la matière, a essayé de suivre une voie indépendante, et y a parfaitement réussi. Il nous dessine donc un Bolivar (dionysiaque ou appolinien ?) sans aucun doute obsédé par la gloire, autodidacte, séducteur, aimant être aimé, aux qualités à l’évidence exceptionnelles, mais comprenant aussi des parts d’ombre que rien ne saurait occulter : la livraison de Miranda, le déshonneur d’Ocumare, l’exécution de Manuel Piar, le mulâtre rebelle, par exemple.

En quelque sorte en contrepoint, de ce portrait, la quatrième partie dresse dans la durée celui de l’homme politique, forcément plus nuancé, forcément sujet à polémique, forcément aussi avec ses zones d’ombre et de doute : entre présidences, dictatures à l’antique et tentations du pouvoir personnel, le réformateur tourné vers l’avenir, mais souvent lié par les contraintes du présent, c’est-à-dire le poids du passé (question de l’esclavage et problème indien) et finalement impuissant. Aussi l’homme des utopies autoritaires, de l’Amérique prophétique que seule son union pourrait garder de l’appétit des grandes puissance, notamment celle du Nord encore en devenir, le tout s’achevant sur des années de désenchantement (1626-1630) où les conflits internes des jeunes républiques commenceront de les déchirer lorsque d’autres appétits personnels se feront jour, et que Bolivar se rendra compte de ce qu’il appelait sa naïveté, et qu’en fin de compte il n’avait que «labourer la mer».

Bolivar, à la fin de sa vie n’était-il déjà plus qu’un mythe ? La cinquième partie du livre naît de cette question. Elle en montre l’origine dans l’Europe du premier tiers du XIX° siècle (chez benjamin Constant et l’abbé de Pradt, par exemple), mais dit aussi comment l’icône passa assez vite de mode sur le Vieux Continent, tandis que s’établissait au Venezuela les bases d’un véritable culte bolivarien, d’ailleurs longtemps partagé mais de façon très inégale par les autres pays d’Amérique du Sud.

En ces temps où l’ère chaviste au Venezuela l’a remis à l’ordre de la nation, devenue république bolivarienne, il fallait essayer de voir quels avaient pu être les avatars de ce culte, ou de ce mythe, dans les pays où Bolivar avait été un acteur décisif du processus d’indépendance. Pierre Vayssière montre avec finesse les évolutions de l’icône : la vision césariste des années 1930, l’empreinte donnée au panaméricanisme, la tradition civico-laïque et la religion (religiosité ?) populaire, enfin la renaissance qu’à voulu marquer Hugo Chávez à l’échell continentale.

Loin d’être une biographie de plus, ce beau livre très bien informé, excellemment mis en perspective et nourri de la riche et longue expérience de son auteur est sans nul doute un ouvrage appelé à devenir un classique de l’historiographie française sur l’Amérique indépendante.



(03/2009)